Il n’y a pas de surprises du côté de ce ravalement de façade. Pourront donc se limiter aux trois paragraphes suivants, ceux qui ont déjà retourné dans tous les sens les deux titres. Du côté des améliorations qui pourraient justifier les 40 € nécessaires à l’achat de cette compilation, l’on trouve, évidemment, les graphismes en HD et les textures retravaillées pour l’occasion. Le résultat est net : les presque dix ans d’âge d’Ico ont du mal à se faire sentir, tandis que Shadow of the Colossus reste séduisant visuellement. Bien sûr, impossible non plus d’oublier tout le long que l’on a affaire à deux titres de la génération précédente. Les textures des sols, notamment, viendront vous le rappeler. Mais l’effort consenti par Bluepoint Games, et surtout la beauté artistique intrinsèque aux deux jeux, rendent finalement Ico et Shadow of the Colossus beaucoup plus agréables à l’œil que de nombreux titres de la génération actuelle.
Les autres améliorations ne se bousculent clairement pas au portillon. On pourra noter que les problèmes de framerate inhérents à la version PS2 de Shadow of the Colossus ont été balayés par la puissance de la PS3. On pourra relever la possibilité de jouer en 3D stéréoscopique. On pourra remarquer la présence des Trophées. Point de contenu en plus, donc. Il s’agit d’un portage Full HD assumé tel quel, et, sur ce point, force est de constater que le boulot a été fait, ni plus ni moins.
Pour ceux qui seraient donc déjà en possession des deux titres, dépenser ces fameux 40 € est une question tout à fait justifiée. Du moins formellement. Car je vois deux raisons d’acheter cette compilation : la première, c’est que, comme on l’a dit, les jeux PS2, sur une télévision HD, quel que soit le câble choisi, rendent très mal ; la seconde : il est impératif de garder sous la main les versions les plus abouties de deux monuments du jeu vidéo.
On en vient donc aux jeux proprement dits. Plutôt que de traiter de l’un d’un côté, puis d’en venir à l’autre ensuite, comme l’on voit se faire partout ailleurs, rendons hommage à l’unité qui regroupe les deux titres en les abordant tout à fait parallèlement.
L’histoire, d’abord. Difficile de résumer ce qui tient pourtant sur un bout de papier. Les deux scénarios sont marqués par une situation de précarité. Dans Ico, vous incarnez le jeune homme éponyme, conduit au sacrifice parce qu’il porte des cornes, symbole d'une grave malédiction ; il parvient à s’extirper du cocon de pierre dans lequel il était enfermé, et tentera de fuir la forteresse géante où il reste prisonnier ; il croisera très vite Yorda, une mystérieuse jeune femme (est-elle vraiment humaine ?) à l’apparence éthérée. Yorda semble persécutée par une toute aussi énigmatique sorcière, sa propre mère (?). Dans Shadow of the Colossus, vous incarnez Wanda, venu sur les terres interdites, au bout du monde, pour trouver Dormin, un « Dieu » qui pourrait faire revenir à la vie Mono, la compagne (?) de Wanda ; en échange de ce miracle, le vagabond devra terrasser seize colosses. D’ailleurs, les liens scénaristiques entre les deux titres sont évidents, mais il est tout aussi évident que dire pourquoi reviendrait à révéler ce que seul le joueur doit connaître par lui-même. Un indice toutefois : jouez à Shadow of the Colossus en premier.
Ico et Shadow of the Colossus en disent moins pour dire plus. Ce qu’ils ne disent pas – car ils disent peu -, cette part d’ombre, est remplie par le joueur. A l’exception des fabuleuses séquences d’introduction et de fin – en particulier pour Shadow of the Colossus -, quasiment aucune cinématique ne vient perturber le joueur dans son avancée. Narration zéro, interprétation à foison. Il serait futile de lister toutes les réflexions que peuvent susciter des scénarios vains en apparence, mais remplis de folles subtilités, de références mythologiques, de réflexions métaphysiques, de zones d'ombre passionnantes à éclaircir ; une simple recherche Internet suffit.
Quoi qu’il en soit, les deux jeux plongent irrémédiablement le joueur dans une ambiance envoûtante, mystique, à laquelle on peut difficilement réchapper, même une fois la console éteinte – une ambiance profondément poétique, pour résumer. La noble beauté des gestes accomplis – le jeune Ico reste toujours près de sa princesse, comme Wanda reste près de la sienne -le défi immense qu’il y a à accomplir – s’enfuir d’une forteresse géante ou vaincre la mort -, la solitude extrême qui s’empare du joueur – la forteresse est vide, les terres interdites sont désertées – et le lien ténu qui rapproche le joueur à l’humanité – Ico n’a qu’un « fantôme » comme compagnon, tandis que Wanda, pire, n’a qu’un animal, son fidèle cheval Agro -, sont autant de formidables traits de ces aventures. L’énumération, tout aussi longue soit-elle, est en réalité vaine.
A cela, les ambiances sonores et musicales n’y sont pas pour rien. Deux périodes s’entrecroisent. Celle du calme : où l’on entend le vent venant nous rappeler notre petitesse et l’infinie immensité des espaces qui nous entourent, le vide de la nature, mais un vide qui saisit, qui captive ; la seconde, où la musique décolle enfin. Dans Shadow of the Colossus, la rupture est beaucoup plus évidente : au silence glaçant des plaines désespérément désertiques, succède, d’un coup, l’épique musique de l’affrontement avec le colosse. Les compositions de Kow Otani servent magiquement l’expérience du joueur, et méritent l’écoute, et la réécoute, à elles seules.
Mais où est le gameplay proprement dit dans cet onirique tableau ? On pourrait penser que Ico et Shadow of the Colossus ne sont que des jeux contemplatifs – jolis à voir mais chiants à jouer, en gros. Pas du tout. Ico est un titre dominé par la plate-forme/réflexion, tandis que Shadow of the Colossus est clairement un jeu d’action-aventure. Deux phases très distinctes de gameplay se distinguent : dans Ico, les phases d’action (où l’on "frappe" des ombres tentant d’emporter la frêle Yorda) sont dominées par les phases de plateforme/réflexion (où l’on résout des énigmes dignes d’un donjon du meilleur Zelda pour permettre à Ico, et surtout à Yorda, d’avancer) ; dans Shadow of the Colossus, les phases d’aventure (où l’on rejoint l’emplacement du prochain colosse) sont dominées par les phases d’action (où l’on tente de comprendre comment tuer le colosse et d’y rester accroché assez longtemps pour pouvoir plonger notre épée dans la chair de la créature – qui ne demandait pourtant rien). Les deux gameplays sont donc eux aussi marqués du sceau de la précarité : précarité de Yorda, toujours sujette aux agressions des ombres (et d’Ico, tout fluet qu’il est) ; précarité de Wanda, face à l’immensité des colosses qu’il défie.
Expériences relativement inversées, donc, mais qui restent inséparables de la présence continue d’une touche qui symbolise, à elle seule, le lien entre les deux jeux, comme elle marque le lien entre les protagonistes de chaque jeu. Cette touche, c’est la touche R1. Dans Ico, elle sert à tenir Yorda par la main (ou, à défaut, de l’appeler) : car, si le joueur est loin de Yorda, celle-ci pourrait être rapidement emportée par les ombres ; cette touche symbolise, disons, le lien qui unit Ico et Yorda. Dans Shadow of the Colossus, la touche R1 sert à s’agripper à toute corniche ou, surtout, à la fourrure des colosses ; elle symbolise, disons, l’espoir de Wanda de faire ressusciter Mono, auquel s’accroche désespérément le joueur. En réalité, le gameplay et l’histoire des deux titres sont subtilement liés, s’épousent, à un niveau de raffinement sûrement jamais atteint dans le jeu vidéo. Les incroyables, les mirifiques séquences de fin en apportent la preuve et nous font redécouvrir les jeux sous un nouveau regard – le joueur comprend qu’il a été joué.
Alors, bien sûr, tout n’est pas parfait dans ces deux voyages. Des problèmes de caméra mal orientée pourront venir ternir votre expérience, mais temporairement, mais faiblement. Aussi, il est un point sur lequel achoppent les deux titres : la durée de vie. Il ne faudra probablement pas plus de quinze heures pour boucler Ico et Shadow of the Colossus, sans compter que rejouer aux titres veut dire avoir trouvé la seule et unique solution. Oui, les jeux sont courts. Ils n’ont d’ailleurs aucune quête annexe (il y a bien une massue à rechercher dans Ico, ou un mode Time Attack et des lézards à pister dans Shadow of the Colossus, mais rien de très signifiant). Cependant, leur durée est sûrement une condition de l’intensité de l’expérience poétique qu’ils proposent ; ils auraient été de toute manière lassants, ne le cachons pas, s’ils étaient plus longs. Enfin, on y revient toujours avec plaisir, moins pour le gameplay, cette fois-ci, que pour revivre un voyage à nul autre pareil dans le monde du jeu vidéo.
En définitive, on ne ressort pas indemne des deux jeux de Fumito Ueda. Pour ma part, même des années après l’avoir fini, je ne cesse de rejouer à Shadow of the Colossus, que je considère, à titre tout à fait personnel (mais au diable l’objectivité !), comme le plus
grand jeu vidéo de tous les temps. Ico serait aussi tout haut dans mon classement, mais, sans hésiter, un peu plus bas (Shadow of the Colossus, plus récent, est logiquement plus abouti). Poétiques, artistiques, envoûtants sans être lassants, Ico et Shadow of the Colossus sont des expériences à part entière que tout joueur – et même plus – se doit absolument de connaître. Je pourrais longtemps, très longtemps, parler de mon voyage en terre d’Ueda. En vain. Car Ico et Shadow of the Colossus sont comme des rêves : ils se vivent, mais ne se racontent pas.