Medal of Honor Warfighter : dans le cyclone Ben Laden

 

Publié le Mardi 6 novembre 2012 à 12:00:00 par Laurent Benoit

 

Dans le cyclone de Ben Laden

Chroniques d'un développement en eaux troubles

screenMedal of Honor Warfighter est disponible depuis 12 à 15 jours maintenant (selon chez qui vous vous êtes fourni), et Cedric l’a d’ailleurs testé à sa sortie pour vous. Prenant de l'avance sur la concurrence, le jeu sort trois semaines avant Black Ops II. L’occasion de revenir sur ce qui fut l’un des plus accouchements les plus difficiles de l’année.

Le développement de Warfighter avait déjà été écorné par des bavures marketing d’EA, mais il faut savoir qu'il aussi récolté, à l'époque de sa genèse, le mécontentement du Pentagone. Contrairement à tout le foin que fait Electronic Arts autour de son produit, le citant comme fidèle à la réalité, développé en partenariat avec l’armée et faisant honneur aux combattants américains, Warfighter est un jeu que n’auraient sans doute jamais voulu voir sortir les huiles militaires du gouvernement. Sans avoir subi une censure quelconque, le jeu a connu une polémique médiatique à propos de l'implication d'anciens soldats dans son développement, notamment par rapport à la mort récente d'Oussama Ben Laden, feu-leader d'Al-Qaeda. C'est le Los Angeles Time qui a synthétisé une partie de l'histoire en septembre, après la sortie d'un livre sur le sujet dans les librairies américaines.
Un journaliste durant l'un des Débats de Marcus n'avait finalement pas trouvé d'autre termes que "jeu à l'aura vraiment glauque" pour qualifier Warfighter. Finalement, en creusant toute l'histoire, je n'ai pas trouvé autre chose non plus. Foutraque aussi, mais de manière cool : c'est comme un énorme film d'espionnage, mais en vrai. Ouais je sais, je joue trop à Dishonored c'est bon je sais (le dites pas à ma copine, elle croit que j'ai désinstallé le jeu)...

C'est pas tous les jours facile d'être un phoque
Lorsque le jeu est entré en développement, une rumeur est vite apparue dans les hautes sphères : un ancien Navy SEAL qui a décidé de publier des mémoires non autorisées sur la traque de Ben Laden aurait participé en tant que consultant spécial dans le développement d’un jeu vidéo, incluant des reproductions de tactiques anti-terroristes utilisées dans les forces spéciales mondiales. Serait même évoquée la traque du chef d’Al-Qaeda. A ce moment, le livre en question n'était pas encore paru, et le Pentagone ignorait quel soldat voulait tout dévoiler au public. 

Très vite, l'enquête révèle que l'homme en question est Matt Bissonnette , un ancien de leurs forces spéciales, qui était intégré au sein du SEAL Team Six, cette équipe de nettoyeurs qui a forcé le Pakistan à coopérer avec eux pour leur permettre d’infiltrer Abbottabad, la ville où se terrait Ben Laden, afin de l’éliminer définitivement.

imageDe retour au pays, Bissonnette a finalement couché son histoire sur papier, sous le pseudonyme de Mark Owen. Le résultat est arrivé en septembre dernier : No easy day est depuis devenu un best-seller outre-Atlantique. Autant dire que quand le gouvernement apprend en plus que Bissonnette fait aussi partie des deux douzaines d’autres membres des forces spéciales, retraités ou toujours en service, qui ont servi de consultants à EA pour aider à rendre Warfighter aussi authentique que possible, le pompon est atteint. Matt ne se dégonfle pas et passe même en interview sur la Fox.

L'Amérique met alors un visage et une voix sur cette entité de l'ombre que sont les forces spéciales, héros des fictions, fantômes dans la réalité. Matt a 36 ans. Il était l'un des hommes qui ont traqué et tué Ben Laden, il a aussi sauvé Richard Phillips, un américain pris en otage par des pirates au large de la Somalie, il n'est pas content de la direction que prennent les Etats-Unis sous l'administration Obama, et son livre lui fait risquer la prison, et a énervé un paquet de SEAL et de retraités du corps précité.

Il n'est pas non plus le seul SEAL fâché contre le Président depuis que ce dernier parle publiquement des "blacks ops" et autres missions clandestines, affirmant avec 22 autres soldats qu'à chaque communiqué public, il met la vie de ces hommes et femmes de l'ombre en danger. Aujourd'hui poursuivi par les tribunaux militaires, Matt veut arrêter l'armée et se ranger, et désire que tous les fonds récoltés par son livre soient reversés à des familles de Navy SEAL tombés au combat.


Procédures et serious simulators
La sécurité sur le terrain et les informations confidientielles, c'est bien la raison pour laquelle le personnel militaire doit généralement recourir à des autorisations de leur hiérarchie pour travailler sur des projets de divertissement tels que des jeux, afin de prévenir les fuites d’informations classifiées sur les tactiques militaires, les stratégies et les protocoles utilisés en public. Aucune requête du genre n’a pourtant été émise de la part d’EA pour Warfighter, selon le représentant du Département de la Défense, le lieutenant-colonel Damien Pickart, et le représentant du SOCOM (branche qui supervise les SEAL) le colonel Tim Nye.

« En général, si l’un de ces… membres en service signe une clause de non-divulgation, cet accord a force de loi sur tout projet de jeu vidéo, de film ou de livre. Mais EA n'est jamais venu nous en parler. Ils ont consulté directement nos hommes. N’ayant pas joué au jeu, je n’ai aucune idée si des informations sensibles ont été dévoilées, tactiques, techniques ou procédures ».

Jeff Brown, un représentant du siège d’EA à Redwood City, a confirmé par la suite que des membres en service et retraités des forces spéciales, incluant plusieurs SEAL, avaient bien travaillé sur le jeu. En précisant que Dangerclose et EA ne s’étaient pas cassés les noix à prendre la peine de vérifier si les consultants avaient bien validé toutes les autorisations hiérarchiques, affirmant pour sa défense que « le Département de la Défense n’a jamais demandé à vérifier le jeu ou les contributions des vétérans et des membres en service ».

Néanmoins, plusieurs sources ont rapporté que ces soldats ont demandé à conserver l’anonymat, parce qu’ils n’étaient pas autorisés à discuter publiquement de leurs missions. « Quand les soldats signent un accord avec le gouvernement, ils doivent vivre toute leur vie avec », explique à son tour Mike Zyda, directeur et fondateur du laboratoire GamePipe à l’Université de Sud-Californie.

« L’utilisation de vétérans militaires comme experts dans le développement de jeux vidéo pose potentiellement problème, car ils peuvent révéler des informations sensibles par inadvertance et donner une fenêtre de lecture aux ennemis. Ces derniers peuvent apprendre sur nos armes et notre technologie, nos capacités, comment manœuvrent les troupes et comment elles communiquent entre elle, quelles tactiques utilisent-elles, etc...»


Zyda n’est pas un nouveau venu dans le jeu vidéo militaire, puisqu’il a notamment travaillé sur le simulateur America’s Army, utilisé pour l’entrainement et la propagande par l’armée US (le jeu allant jusqu'à être glissé dans des compétitions FPS multi, et le Pentagone ne lésinant pas sur les sommes à remporter pour mettre le jeu en avant face à un Battlefield ou un Call of Duty).

imageA l’époque, Zyda était professeur en sciences informatiques à l’Institut de Post-graduation de la US Navy. Aujourd’hui, les jeux-vidéo pour s’entrainer, c’est toujours d’actualité, et bien que l'on ait beaucoup reproché à EA des dérapages sur la communication patriotique de Warfighter, ils sont loins d'être le seul éditeur et développeur à dealer avec l'armée ou plus généralement la sous-traitance de simulations. Pendant que Crytek a fourni une version dédiée du CryEngine pour l’entrainement des pompiers américains ou d’autres corps spécialisés, l’armée américaine, en plus de s'entrainer sur les simulateurs de Crytek ou de Bohemia Interactive, se sert par exemple de joueurs doués sur Xbox pour piloter des drones. Quand elle ne demande pas à Ubisoft de l'aider à développer des versions consoles d'America's Army.

Mais Mike Zyda pense qu’en en tant que tels, « les jeux de guerre qui se focalisent typiquement sur des séquences d’action sont moins dangereux », et ne sont pas à même de révéler des secrets militaires. 

« Dans tous ces jeux, ils ne simulent pas des infrastructures intelligentes, ce qui représente la plupart des informations classifiées en soit. L’objectif d’un jeu est d’être fun et excitant, ils ont besoin d’une petite dose de réalisme pour parachever ce travail, mais une grande part de ce qui se passe en mission ne figure jamais dans le jeu final car cela n’est juste pas intéressant ».


En résumé, ne vous en faites pas, MoH, ce n’est que du spectacle. Et message à Bohemia Interactive : si vous ne voulez plus vous prendre le chou avec les autorités militaires étrangères, mettez-vous à faire des Call of Duty les mecs ! Zyda rappelle aussi que la technologie n’est « que l’une des nécessités pour créer un FPS. Il faut aussi savoir restituer la nature viscérale des combats et les effets psychologiques sur les troupes ».

Tier 1, les marcheurs de l'ombre
Afin de faire revivre tout ça, les développeurs de jeu engagent couramment d’anciens membres des forces spéciales, comme ce qu'ils appellent ici l'Unité Tier 1, commando supposé fantôme, qui serait le top du panier du SOCOM en matière de conduite anti-terroriste à travers le monde. Alors que le Pentagone dément catégoriquement l'existence de ce groupe (Tier 1 étant aussi une simple classification lors des recrutements en fonction des diplômes), plusieurs personnes sur le net ont confirmé son existence, en se présentant eux-mêmes comme d'anciens soldats. Un joueur de Medal of Honor a expliqué sur les forums de Gamefaq avoir travaillé, durant 15 ans passés chez les SEAL, sur une ou deux opérations avec ces hommes issus de la Delta Force et du Team Six.

« Tier 1 est un terme tout ce qu'il y a de plus réel. Ses opérateurs sont triés sur le volet, recrutés parmi chacun des groupes représentant les meilleures forces spéciales. Sur le terrain, vous les croiserez principalement présentés comme des opérateurs de la division "terrain" de la CIA, ou travaillant sous le couvert d'une
Black Ops.

Le terme Tier 1 est celui définissant des équipes d'infiltration dérobant les intelligences enemies, abattant des figures clé et préparant le terrain pour des invasions de plus gros niveau s'il en est. Ils sont grosso modo ce que la culture populaire appelle les commandos, bien que le terme date de la 2e Guerre Mondiale et soit moins employé aujourd'hui. Mais cela reste la même chose : ils sont les premiers sur place, et ils sont l'élite de l'élite. »

imageCes anciens de Tier 1 auraient conseillé Dangerclose en leur exposant leurs sentiments pour rendre le jeu aussi réaliste que possible. En supplément, EA a également rameuté deux anciens formateurs des Navy SEAL, Kevin Vance et Nate Brown, à une conférence rassemblant leurs développeurs au printemps dernier, à San Francisco, afin de présenter leur travail à leurs équipes.

Dans une interview pour le L.A. Times datant de mars, Vance et Brown expliquent qu’ils ont développé un script qui est devenu le cœur de jeu de Warfighter. Script qu’ils ont écrit pendant l’une de leur mission anti-terrorisme autour de 2006. A l’époque, ils n’avaient pas encore révélé leurs véritables noms à la presse et aux développeurs, ils ne se présenteront à EA qu’après leur départ de l’armée.

Nate Brown a refusé de confirmer les noms des anciens combattants impliqués dans le développement du jeu. Questionné à propos de Bissonnette, qui a pris un pseudo pour rédiger son livre, Brown a affirmé qu’EA n’avait pas rémunéré "Mark Owen" pour sa participation à Warfighter, et que tout ceci découle de l’envie de faire partager au monde leurs expériences. Une autre personne proche du dossier affirme au journal qu’EA n’a pas engagé Bissonnette directement, mais a plutôt embauché une entreprise appelée Silent R, qui s’est ensuite occupée de produire une série de vidéos promotionnelles sur les expériences de combat dans l’anti-terrorisme. EA, qui a dû rendre des comptes au gouvernement, ne s’est pas privé d’étaler fièrement cette participation sur le site web du jeu, qui clame :

« une technologie de motion-capture combinée avec les données des consultants de Tier 1, des lumières immersives et un rendu graphique et environnemental magnifique, créant une représentation fidèle de l’action humaine au combat, emmenant l’authenticité à un autre niveau »


You're gonna be a star, son
Matt Bissonnette n’a pas répondu aux appels du L.A. Times à propos de sa participation au jeu. Six mois plus tôt, il était réprimandé par le Secrétaire à la Défense Leon E. Panetta, pour avoir écrit un compte-rendu détaillé en mai 2011 du raid mené par son groupe du SEAL Team Six sur la planque de Ben Laden au Pakistan. Le Pentagone l’accuse d’avoir violé sa clause de non divulgation, en révélant des informations classifiées dans son livre. Les avocats du Pentagone se sont bien gardés de révéler lesquels. Panetta dénonça le livre le 11 septembre dernier, dans une interview sur CBS

« Je ne peux, en tant que Secrétaire, approuver ce comportement et donner mon aval aux SEAL qui ont conduit ces opérations. Oh ! Bien sûr ! Maintenant que l’on a terminé cette mission, décompressons, sortons, et puis écrivons un bouquin à propos de tout ceci, et pourquoi pas vendre ensuite l’histoire au New York Times. Comment diable pouvons-nous conduire des opérations sensibles destinées à poursuivre nos ennemis, si les gens se permettent ce genre de comportement ? »


imageEn attendant, le consulting d’anciens experts est devenu chose courante, que ça plaise ou pas aux gouvernements, et pas que dans le jeu vidéo. Zero dark thirsty, le prochain film de Kathryn Bigelow, récupéré par EA pour faire la promo de Warfighter, a bénéficié lui aussi d’une assistance, et cette fois directement du Pentagone et de la CIA, tous deux conscients qu’un tel film est une opportunité de propagande énorme, mais peut se transformer en une terrible patate chaude s’il ne reflète pas une image positive de la traque de Ben Laden. Act of valor, dont je vous parlais avec les nouvelles du film Need for Speed, et paru en février dernier, utilise directement des SEAL (toujours en service) comme acteurs. En revanche, ni Warfighter ni No easy day n’ont reçu l’aval ou le soutien du gouvernement américain.

Reste désormais à voir ce qu’en pense le public. Du côté des analystes, on pense que le jeu se vendra mal. Doug Creutz, rapporté par Gamesindustry, prévoit un volume de ventes « très décevant », tablant sur des ventes qui ne dépasseront pas 2 millions d’exemplaires, quand ses confrères, même en ayant diminué leurs prévisions, portent leurs estimations entre 3 et 4 millions de jeux. Creutz estime qu’à moins d’un mois du raz-de-marée de la concurrence, le titre n’arrivera pas à se démarquer comme il aurait pu à une autre période de l’année. Désaveu ultime, si les rédactions françaises ont bien reçu des versions test, ce n’est pas le cas des journaux américains, qui n’ont rien trouvé dans leurs boîtes aux lettres, raison pour laquelle les tests arrivent plus lentement qu'à l'accoutumée.

Le lion, les chiens et le cirque
screenWarfighter est-il un titre trop tendancieux pour mériter d’exister, ou juste le fruit d’une communication faite avec les pieds et d’un coup de sang du Pentagone pour pas grand-chose ? L’histoire a jugé : les critiques négatives ont pointé ici simplement un mauvais FPS, là un jeu drapé d'une aura malsaine, vous proposant entre autres d'incarner les membres de l'OGA (Other Government Agency, terme utilisé dans le métier pour parler du bras armée de la CIA, symbole de l'ingérence américaine internationale) ou du Groupe Alpha (détachement spécial russe qui est responsable du massacre de la prise d'otages de Beslan, et dont la dernière apparition dans un jeu remonte à leur utilisation fasciste dans Republic).

Pourtant, on ne peut cesser de penser qu'à la base, autour de leur bureaux, les gars de Dangerclose avaient une bonne idée en tête, celle de réaliser un FPS réalisé sur le soldat même, ses états d'âmes. Et même si cela pouvait paraître kitch dans la démarche marketing patriotique, c'était déjà faire quelque chose de différent. Medal of Honor ne réussit tout simplement pas à s'extraire de son carcan originel, et les développeurs à se laisser aller à autre chose que le shooter de base qu'ils ont créé. A la base, je reste persuadé qu'ils avaient un super concept.

Pour beaucoup, il restera un cas d'école à étudier dans le marketing en terme de foirage, et après les mauvaises critiques, un bide commercial soulagerait en tout cas EA d’une chose : il signifierait sans doute la fin de la décision de produire un Medal of Honor tous les deux ans. Et ironiquement, la fin de celui qui a popularisé le visage contemporain du FPS. Pas forcément une bonne chose, à une époque où éditeurs rarifient au maximum les licences pour ne s'en tenir qu'à un nombre de grosses productions succintes.

Avec l'échec du jeu de Dangerclose, les premiers jappements goguenards se moquent d'une tentative vaine de damage control de la part d'EA, qui se fâche tout rouge en expliquant que son jeu ne mérite pas un tel acharnement. Le patron d'EA Labels Franck Gibeau a ainsi affirmé que les tests réalisés en interne étaient meilleurs que les notes données par la presse à sa sortie,  et que le jeu sera soutenu par EA tant au niveau du online que des futurs contenus. Les plus critiques pointeront la connexion réaliste de tout le dossier Medal of Honor avec un certain marketing auquel on adhère ou pas, mais qui ne manque pas de continuer à vanter les bienfaits de la guerre en virtuel via son autre FPS star, Battlefield 3. Plusieurs médias mainstream l'avaient déjà trouvé dérangeant par son réalisme graphique, effritant toujours plus la frontière entre réalité et virtuel sur le champ de bataille.

Medal of Honor Warfighter est disponible sur PC et consoles. Zero dark thirty sortira sur nos écrans le 23 janvier prochain. No easy day est paru chez nous le 25 octobre dernier, sous le titre Ce jour-là, aux éditions du Seuil.

 

 
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