Publié le Dimanche 31 mai 2020 à 12:00:00 par Cedric Gasperini
L'Edito du dimanche
Mes chers parents, je pars...
Je suis un homme d’excès. J’ai, ce que l’on dit « cramé la bougie par les deux côtés de la mèche ». Oui, d’accord, personne ne dit ça, mais ce n’est pas grave. L’expression est explicite.J’ai redonné ses lettres de noblesses à l’alcoolisme festif et élevé Epicure au rang de Dieu intemporel.
Et en parlant d’Epicure, parce qu’il ne faut jamais rater un bon jeu de mot, voilà bien longtemps que je devais faire une prise de sang et quelques analyses de routine. Allez, pour être tout à fait honnête, cela faisait au moins 5 ans, presque 10, mais pas tout à fait 15, que mon médecin traitant me demandait d’aller me faire ponctionner le bras gauche pour savoir si j’étais devenu un refuge pour tout le cholestérol du monde et autres saloperies qui transforment vos artères en autoroute du Sud un samedi d’été de grands départs. Par quelques tours de passe-passe et autres séductions, souvent maladroites mais quand même efficaces, je repoussais sans cesse ce moment parce que bon, hein, après tout, c’est mon sang, je ne vois pas pourquoi j’irai le refiler à une infirmière acariâtre qui a la compassion d’un bulot oublié au fond d’un Tupperware.
Jusqu’à la semaine dernière. Lassée de ma mauvaise foi et ayant fait l’addition de ce que j’avais coûté en alcool durant le confinement, ma femme m’a lancé un ultimatum : les analyses ou la porte. J’ai remis en branle mes fameux tours de passe-passe et ma séduction légendaire. Et quelques minauderies plus tard… j’ai finalement pris la porte.
Femme insensible, va.
Je suis parti le port hautain, en me disant qu’après une nuit en solitaire, elle reviendrait à de meilleurs sentiments, m’accueillant à genoux en implorant mon pardon tandis que, royal, je lui poserais une main sur la tête en lui murmurant, magnanime, « Relève-toi, je te pardonne mon enfant, va et sers-moi un whisky ».
Sa meilleure amie, qui se trouve être aussi la mienne, et chez qui j’avais décidé d’aller chercher un peu de chaleur parce qu’après tout, les nuits sont fraîches en ce moment, m’a accueillie de manière glaciale : « Je l’ai eue au téléphone, je suis d’accord avec elle, rentre t’excuser et va faire tes analyses, de toute manière, tant que tu ne les auras pas faites, tu ne nous toucheras plus ». Et de me claquer la porte au nez.
Bref. Lundi matin, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, je suis parti. Me faire retirer deux ou trois litres de mon bon sang, par une infirmière aussi agréable qu’un prélèvement au coton-tige dans l’urètre et aussi jolie qu’une statue antique, qu’on aurait quand même violemment jeté contre un mur et tenté de recoller avec du scotch.
Dès l’après-midi, les résultats sont tombés. Et ma vie s’est écroulée.
Des valeurs qui partent dans tous les sens. Des chiffres écrits en gras pour bien notifier qu’ils sont mauvais, bref, la preuve écrite que mon corps a pourri de l’intérieur à une vitesse folle, ruiné par mes années d’excès et d’agapes incontrôlées.
Il ne me reste que deux mois à vivre.
A un chouille près.
Effondré, j’ai dû me rendre à l’évidence. Mon esprit est resté sur le bord de la route tandis que mon corps a continué le voyage. Je sais. C’est beau comme expression, mais c’est chiant de le vivre. Ou de le mourir, plutôt. Après étude des résultats, tout indique un cancer généralisé fulgurant, un cœur au bout du rouleau et d’ailleurs, ça a ravivé en moi quelques souvenirs de douleurs étranges ces dernières semaines, ces derniers mois. C’est vrai qu’à bien y réfléchir, j’ai parfois mal près du cœur, près des reins, la vue qui baisse bien plus vite que la normale, des douleurs à l’aine, parfois au thorax aussi, sans compter ce genou qui fout le camp ou cette cuisse qui se déchire au moindre faux mouvement. Et des céphalées. Régulières. Dès le matin au réveil.
Bref. Mon corps est au bout du rouleau. Il crie stop. Et moi aussi, au final. Il n’y a plus rien à faire et il faut savoir, parfois, savoir quand on doit baisser les bras.
J’ai quand même pris rendez-vous avec mon médecin traitant, juste pour la forme. Le seul rendez-vous disponible était vendredi soir, vers 19h. Et j’ai donc passé toute la semaine dans une espèce d’état cotonneux fait de douleurs, de toux et d’au revoir.
J’ai mis en ordre mes affaires. J’ai acheté un petit caveau dans le cimetière d’à-côté qui pourra accueillir dans quelques années ma femme, si jamais elle n’a pas retrouvé l’amour d’ici-là et si jamais elle a envie de passer le reste de l’éternité allongée sur moi… J’ai réservé un cercueil (putain, c’est cher !), mis en place la cérémonie. J’ai fait quelques adieux larmoyants à mes proches.
Bref. Je pars serein.
L’âme tranquille.
Adieu, tous.
Postface :
Vendredi soir, je suis arrivé chez mon médecin en lui lançant un « je viens pour mes examens, je crois que dans ma vie, j’en ai mieux réussi certains... » histoire de détendre l’atmosphère. Elle m’a accueillie avec un « ben non, tout va bien, je les ai reçus aussi et si je ne vous ai pas rappelé, c’est que tout va bien. Bon, d’accord, vous dépassez un peu là, mais c’est normal, rapport au médicament que je vous ai prescrit il y a deux semaines, et puis là, mais c’est tout juste, non, les dépassements sont minimes. Pour un homme de votre âge, tout est normal. Perdez deux-trois kilos, mangez un peu plus équilibré, n’abusez pas de certains aliments trop gras ou trop sucrés et tout ira bien ».
Bref. Pas de cancer généralisé comme me l’avait pourtant assuré Internet.
Mieux encore : abasourdi et incrédule, je lui ai avoué quelques excès alcooliques durant le confinement, qu’elle a balayé par un « bah non. Si vous buviez tous les jours, franchement, vu le résultat de vos analyses, vous métabolisez super bien l’alcool parce que tout va bien ».
Une fois rentré à la maison, je me suis envoyé une bouteille de whisky, j’ai terminé en faisant l’hélicobite sur mon balcon pour fêter ça et j’ai dansé dans mon jardin à poil jusqu’à deux heures du matin, la musique à fond, jusqu’à ce que je m’effondre dans les bégonias pour y passer la nuit en guise de renaissance.
Sinon, j’ai un caveau à vendre. Quelqu’un d’intéressé ?
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