Publié le Dimanche 4 septembre 2022 à 12:00:00 par Cedric Gasperini

 

L'Edito du Dimanche

La loque humaine

Je ne vais toujours pas mieux que la semaine dernière. Je suis toujours abattu moralement, ruiné par cette terrible affaire qui m’est tombée dessus : ma fille cadette qui s’est fait draguer alors que j’étais présent et, pire, je n’ai rien vu jusqu’à ce que l’impudent vienne choper son « insta ». Depuis, je me sens fini. Vidé. Totalement dépassé par un monde qui va trop vite pour moi. Je suis devenu un has-been de la vie, une loque. Un débris. Une merde.

Résultat, j’ai traîné toute la semaine en peignoir. Pas rasé. Pas lavé. Les cheveux pas coiffés, en bataille. Enfin, mes cheveux auraient été en bataille si j’en avais eu. Mais je les sentais quand même, virtuellement, ajouter au tableau de l’image de la loque humaine que j’ai renvoyée toute la semaine.

Même les voisins, que j’ai croisé chez le boulanger, se sont inquiétés de mon état de délabrement avancé. C’est drôle, d’ailleurs, comme il faut peu de temps pour passer de top forme à débris humain. Ou alors c’est peut-être que j’avais du débris sous-jacent dans mon top forme. De quoi m’abattre un peu plus moralement. Mais bref. Revenons aux voisins. Je les ai tellement choqués, à errer dans cet état douzième (parce que je suis bien plus loin qu’un état second), qu’ils ont décidé de faire un geste pour me redonner un semblant d’étincelle dans le regard. Je les ai surpris deux fois cette semaine à jeter leur chat dans mon jardin par-dessus la clôture, dans l’espoir que le goût du sang, ou à défaut, celui de la chasse, me permette de remonter la pente. Ben même pas. J’ai laissé le matou reprendre ses esprits puis se lancer dans plusieurs tentatives pour remonter la clôture, et je suis reparti traîner mes savates sur mon parquet.
Bon, en fait, j’ai du carrelage, mais j’ai trouvé que l’image était plus sympa avec du parquet.
A force de traîner mes savates, d’ailleurs, elles se sont retrouvées trouées et je me suis donc commandé de nouveaux chaussons sur Internet. Des charentaises. Obligé. Des chaussons de vieux qui ne bouge plus trop. Des avec des petits carreaux et fourrés au mouton. Enfin, à la laine de mouton, hein.

J’ai même commencé apprendre le bridge et me suis lancé dans les sudokus et les mots-croisés du journal. Et puis j’ai pris rendez-vous chez le médecin pour la semaine prochaine. Trois fois. Parce que j’ai mal là. Et puis là. Et puis à mon âge, va aussi falloir que je fasse un examen de la prostate et une coloscopie. Enfin, que des trucs qui ont un rapport avec mon anus.

J’ai acheté des soupes aussi. Et je me suis fait un miot berrichon au vin. Une trempée au vin, si vous préférez. J’ai souvenir que mes grands-parents en faisaient, à une époque. Et le soir, j’écoute la TSF au coin du feu, en lisant un bon bouquin de Jean-Paul Sartre, parce qu’il faut toujours encourager la pédophilie dans le milieu littéraire. Alors oui, vous allez me dire que la TSF, c’est un peu mort. Mais j’ai récupéré de vieux enregistrements des années 50, que je me passe en boucle.

Voilà donc ce que je suis devenu. Un petit vieux à poil dans son peignoir (mais avec des bas de contention quand même pour soulager mes pauvres vieilles jambes) qui mange sa soupe et passe ses soirées au coin du feu à lire des bouquins prises de tête.

Même mon PC me rappelle chaque jour à quel point je suis grabataire, puisqu’il me propose désormais des pubs pour des monte-escaliers, des pilules érectiles miracles, des prothèses de hanche ou encore de la colle pour dentier à prix cassé. Je vous jure, des fois j’ai l’impression de naviguer sur le terminal d’accueil d’un EHPAD.

Et pour couronner le tout, hier soir, pour l’apéro… j’ai bu une tisane.

La semaine prochaine, sûr que c’est ma veuve qui écrit l’édito.