Publié le Dimanche 28 octobre 2012 à 12:00:00 par Cedric Gasperini

 

L'Edito du Dimanche

La vita è bella

Ma fille aînée me réserve toutes les questions existentielles qu’un enfant peut poser. Mais si, vous savez bien, toutes ces questions auxquelles ont droit un jour ou l’autre tous les parents du monde… Et pour le coup, c’est vers moi qu’elle a décidé de se tourner pour obtenir des réponses…
C’est moi qui ai eu droit à « papa, comment on fait les bébés ? » lors d’un trajet en voiture. Du coup, j’étais piégé. Impossible de partir en courant, ou de lui expliquer que « papa a du travail, fous-lui la paix ou je t’enferme dans la cave ». J’ai bien essayé un « demande à maman, c’est elle qui sait », mais elle m’a rétorqué que « c’est pas vrai, tu sais, alors tu me dis ou je me mets à pleurer très fort ».
Du coup, j’ai hésité à lui raconter la version « Maman est à quatre pattes et pousse des petits cris pendant que papa lui claque les fesses » pour finalement me contenter d’une sombre histoire de petite graine dans le ventre de la maman. J’en aurai été quitte pour un « une petite graine ? N’importe quoi ! On n’est pas des fleurs ! » lancée avec toute sa candeur enfantine.
Ça, c’était il y a déjà un ou deux ans.

Aujourd’hui, elle a remis ça. Elle venait de passer la nuit chez mes parents avec sa sœur, nous permettant de notre côté de nous faire une soirée ciné pépère sans contrainte de « allez, viiiiite, on rentre, non, tu t’en fous du feu rouge, plus on traîne, plus la baby-sitter nous coûte cher ».
Je suis donc le lendemain matin allé les chercher et, une nouvelle fois dans la voiture, j’ai eu droit à une de ces grandes questions qui régissent l’humanité.
« Dis, papa, est-ce que tu trouves que la vie est belle ? »
Allez répondre à ça à une gamine de 7 ans, tiens.
Je ne pouvais décemment pas lui répondre que non, la vie est une chienne qui aboie sans cesse pour réclamer à manger et te mords la main dès qu’elle en a l’occasion. Et que des jours dépendent des races. Quand elle est teckel ou chiwawa, tu peux la mâter à grands coups de pieds dans le fion. Quand elle est pitbull ou rottweiler, elle peut te sauter à la gorge ou te défigurer.
J’aurais pu lui raconter que la vie est un océan d’amertume où naviguent les rares esquifs de tes réussites tandis que les fonds marins regorgent d’épaves de tes échecs et tes occasions manquées.
Je n’allais pas non plus lui dire ma vie serait vachement plus belle entouré de biatches de petite vertu, alanguis dans un jacuzzi de biftons avec du Cristal Roederer qui coule à flot, un peu comme dans un clip de rap mais les chaînes en or ridicules et autres bijoux de mongoliens en moins.
Et mon cynisme habituel m’empêchait de lui répondre que « oh oui, c’est merveilleux la vie, avec toutes ces couleurs, les mignons papillons et les poneys jolis ».
Du coup, j’ai répondu « ben… ça dépend des jours. Des jours oui, des jours non ».
Ça a semblé lui aller, comme réponse. Sans doute un peu trop vague pour qu’elle cherche à comprendre ce que je voulais dire par-là.
Reste qu’elle m’a répondu « Et bien moi, je la trouve super belle, la vie ».
Et ça, croyez-le, dans cette période de merde intégrale, ça fait plaisir à entendre et ça donne du baume au cœur.

Peu après, elle m’a expliqué que plus tard, elle voudrait faire maîtresse. Au moment où j’allais lui répondre que « d’accord mais que ce soit au moins d’un homme riche », je me suis rendu compte qu’elle parlait d’enseignement. Oui ben vous permettez, hein, je vous rappelle que j’étais en train de conduire, donc l’esprit un peu concentré, tout de même, sur la route et à me demander pourquoi toutes les voitures roulaient en sens inverse sur ma voie.
« Maîtresse ? Mais tu n’y penses pas, ma fille ! Tu deviendrais une grosse feignante frustrée qui n’a d’orgasmes qu’en faisant l’étalage de l’insignifiant pouvoir qu’elle a sur les gosses. Et puis tu serais obligée de voter à gauche ! Quelle horreur ! C’est bien la preuve qu’une maîtresse – et par extension tous les profs – sont des gens sans une once de réflexion et d’intelligence ! Regarde où ils nous ont menés, ces abrutis ! A avoir Hollande comme président ! Nous sommes la honte du monde entier ! Franchement, ma fille, la seule personne aussi crétine que quelqu’un qui vote à gauche… c’est quelqu’un qui vote à droite.
Moi, quand j’étais jeune, je voulais être archéologue. Et j’en rêve encore aujourd’hui, j’avoue. Être avec mon petit pinceau, mes cartes, mes bouquins poussiéreux, et déterrer des ossements vieux de plusieurs millions d’années, c’est ça le rêve. Parce qu’un bouquin ou un squelette recouvert de sédiments, parce qu’un pinceau ou un mammouth pris dans le permafrost, ça ne vous casse pas les couilles. C’est un métier solitaire, sans personne pour venir vous engueuler parce que vous n’avez pas rangé la vaisselle dans le lave-vaisselle avec l’organisation qu’elle voulait, que vous êtes trop cons pour avoir oublié de mettre une lingette Decolor Stop dans la machine qu’elle avait préparée, ou que vous auriez pu laver la poubelle parce qu’elle pue, brosser les cheveux des gamines ou ranger votre bureau.
Et de toute façon, ma fille, quand tu seras grande, tu seras bonne sœur et puis c’est tout. Le premier petit con qui t’approche, je lui vasectomise la tronche à coups de batte de baseball. Et j’aurais passé des années à vous torcher toi et ta sœur, à vous séparer parce que vous n’arrêtez pas de vous chamailler, à vous crier dessus parce que l’on doit vous répéter 10 fois d’aller au bain, d’aller ranger vos chambres, ou d’aller vous habiller, sans oublier les devoirs que je dois me retaper alors que j’ai toujours détesté l’école. Alors quand vous serez assez grandes pour vous barrer et me foutre la paix, hors de question que je doive remettre le couvert avec vos chiards brailleurs et puants, et merde, merde, merde et fais chier ! »

Bon. En fait, non. J’ai juste répondu « Maîtresse, c’est chouette, c’est un beau métier ». Et elle était contente que son papa lui ait dit ça. Parce qu’après tout, la vie est belle, n’est-ce pas ?