Publié le Dimanche 5 février 2023 à 12:00:00 par Cedric Gasperini

 

L'Edito du Dimanche

L'instant connard

La femme qui manque de vous écraser sur un passage piéton et qui même vous insulte quand vous exprimez votre mécontentement, le type qui vous met un coup d’épaule sans présenter ses excuses quand vous vous croisez sur un trottoir un peu étroit ou bondé, le vieux qui fait tomber des produits dans un supermarché et qui continue son chemin sans les ramasser, la vieille qui ne vous remercie pas quand vous lui tenez la porte, l’étudiant qui fait mine de regarder ailleurs quand vous lui dites bonjour en le croisant dans les couloirs de l’école, la joueuse de volley-ball qui vous assure que votre balle était faute alors que tout le monde a bien vu qu’elle a frappé la ligne, le contrôleur qui refuse de porter la valise d’une petite mamie sous prétexte que « ce n’est pas son travail », la femme qui fait déféquer son chien devant votre portail sans ramasser, le livreur qui se met en feux de détresse en plein milieu de la rue alors qu’il y a des places 20 mètres plus loin et qui vous répond que lui « il bosse »…

Je pourrais tartiner des pages et des pages Internet des agissements de connards. Car les connards sont partout, agissent tous les jours et vous pourrissent la vie par toutes ces petites incivilités de connards qu’ils commettent, sciemment ou non, prêts à être encore plus des connards quand vous avez l’outrecuidance de leur faire remarquer leur petite attitude de connards.

Depuis quelques années, il y a d’ailleurs tellement de comportements de connards au quotidien, que j’ai arrêté de me battre contre eux. Sur les conseils de ma chère, douce et aimante épouse qui trouvait que je me pourrissais trop la vie. Pardon. Sur les menaces de ma chère, douce et aimante épouse qui trouvait que je pourrissais trop la sienne, puisque je passais mes journées à gueuler et à m’énerver contre les connards.

Pour compenser et réussir à passer outre ma frustration, j’ai décidé d’avoir, moi aussi, mes petits moments de connards. Après tout, il n’y a pas de raison. Oh, je ne vais pas les provoquer, parce que je ne suis pas un vrai connard, juste un infiltré. Je vais les laisser venir à moi, ces moments. Ce qui ne m’empêchera pas de les chérir si j’en ai l’occasion. Et vendredi soir, justement…

Je faisais mes courses, peinard, poussant mon petit caddie hebdomadaire, regardant d’un œil morne le rayon charcuterie emballée et d’un regard avide le rayon charcuterie, passant très rapidement le rayon gâteaux bio qui est ce à quoi ressemblerait le plus l’enfer pour moi (et pour quiconque a déjà goûté les galettes de riz goût polystyrène), m’attardant plus que de raison dans le rayon spiritueux, quand mes pas me guidèrent vers le rayon pâte à tartiner.
Je vous rappelle que, par pure conviction et amour envers les orang-outans, j’ai décidé depuis quelques années déjà de me passer de tout produit contenant de l’huile de palme. Ça a son importance pour la suite.

Alors que je passais dans le rayon, donc, un type qui avait en main un gros pot de Nutella se sentit obligé de justifier son geste par un « je sais, ce n’est pas bon pour moi mais, hé, c’est la chandeleur… ». Sans doute avait-il cru que je lui avais lancé un regard assassin alors que, non, j’étais perdu dans mes pensées et que mon regard assassin n’est, en fait, que mon regard habituel.
Mais sa réaction me guidait sur les rails d’un grand moment de connard. Et une belle réponse de connard :
« Pas bon pour vous, on s’en fout. C’est surtout pour la planète. Acheter un produit avec de l’huile de palme, c’est favoriser la déforestation, c’est favoriser la disparition de centaines voire de milliers d’espèces animales et insectes au rang desquels le tigre ou l’orang-outan, voire d’autres espèces de singes encore, c’est favoriser la dépendance, voire l’esclavagisme, de populations à des multinationales qui ravagent la planète. Le Groupe Bolloré, par exemple, en détient, celui-là même pour qui vous manifestez votre dégoût de faire main basse sur certaines chaines d’information et de cultiver la désinformation voire l’information ciblée et complaisante. Acheter de l’huile de palme, c’est favoriser la mort de la Nature et de la liberté. Et quand plus tard, vos enfants et vos petits-enfants vous demanderont ce que vous avez fait pour la planète, vous les regarderez dans les yeux et vous leur répondrez, en repensant à tous ces produits que vous avez surconsommé : RIEN. Je n’ai RIEN fait. »

Alors je me fous de savoir si j’ai tout bien dit ou tout mélanger, si j’ai fait des raccourcis foireux, si je suis dans le vrai, le faux ou le très à-peu-près. C’était juste mon moment de connard, à traîner plus bas que terre un pauvre type qui voulait juste étaler sa merde huilée et sucrée sur ses crêpes. C’était peut-être même son seul petit moment de bonheur du week-end, qu’il avait chéri en y pensant toute la semaine. Mais moi, je voulais mon moment de connard.

Un moment de connard qui a porté ses fruits. Non seulement il a reposé le pot de Nutella pour en prendre un autre sans huile de palme, mais une gamine qui passait par-là et a entendu mon monologue a forcé son père à reposer elle aussi son pot et à vérifier chaque article pour savoir s’il y avait de l‘huile de palme parce qu’elle « ne veut pas tuer les tigres et les gorilles ». J’ai laissé passer sa méprise entre gorilles et orang-outans et ai continué mon chemin la tête haute, le sourire carnassier, sous le regard vaguement méprisant, mais vaincu, de mon auditoire.

Un moment de connard, certes, mais moi, quand mes petits-enfants me demanderont ce que j’ai fait pour la planète, je pourrais leur répondre, la tête haute : J’ai arrêté le Nutella.