Publié le Dimanche 5 juin 2022 à 12:00:00 par Cedric Gasperini
L'Edito du Dimanche
Faut pas m'faire chier
Soyez sympa avec moi. Envoyez-moi des p’tits mots doux. Des p’tits compliments. Des p’tits adjectifs tendres et compatissants. Des bisous. J’en ai besoin. J’ai passé une semaine plutôt difficile. Eprouvante, même.Je vous la fais en deux anecdotes, mais retenez surtout qu’elles ne sont là que pour illustrer l’intense fatigue psychologique dans laquelle je me trouve, et qu’elles s’inscrivent dans une multitude d’autres anecdotes qui se rajoutent les unes aux autres, les unes sur les autres, les unes dans les autres, enfin, tout ce que vous voulez, mais bref, j’ai passé une semaine de merde et pis c’est tout.
Première anecdote d’épuisement psychologique.
Il faut savoir, pour bien comprendre l’étendue de mon désarroi, que je suis une sorte de glouton du savoir. J’aime apprendre. J’aime découvrir. Une journée durant laquelle je n’ai rien appris est une journée perdue.
Alors je m’enfile un nombre (très) conséquent de magazines, d’articles, de reportages, de bouquins, de vidéos. Tenez, la dernière fois, je suis resté devant la télé jusqu’à point d’heure parce qu’un reportage suivait pas à pas une bande de hippies bien décidée à construire une maison en paille. Puis un couple bio qui a fait des enfants bios à base de sperme bio, en train de construire une maison en bois. Personnellement, je n’ai pas comme projet de construire une maison en paille, une maison en bois ou une maison en briques. Je laisse ça aux 3 petits cochons et si d’aventure la grande méchante louve vient sonner à la porte, je lui démonte la gueule à coups de pelle, quand bien même elle a 42% de la population qui la soutient.
Seulement voilà, le reportage était bien foutu et suivait pas à pas les réussites et galères de ces deux constructions, dans le détail. C’était même très très détaillé, et c’est pour ça que je suis resté à regarder. Résultat, désormais, je sais théoriquement construire une maison en paille et théoriquement construire une maison en bois. Ça ne me servira très certainement jamais. Mais je sais faire. D’ailleurs, pour ne citer que quelques-uns de mes savoirs inutiles, je sais cultiver des choux, mettre en conserve des sardines, construire un tonneau, faire se reproduire un étalon et même dorer une statue à la feuille d’or. Attention, par « inutile », je ne veux pas dire « inintéressant ». Je veux juste dire qu’il y a quand même très peu de chance que je me retrouve un jour dans la position de branler un canasson pour le faire juter dans un tupperware. Mais je sais faire. Et j’adore l’Histoire, aussi. Et les petites histoires derrière l’Histoire.
Bref, je sais plein de trucs, sur plein de choses. C’est parfois assez chiant pour mon entourage, j’avoue, parce que j’ai souvent (toujours) une anecdote ou une précision à apporter, pour n’importe quoi. De quoi bien énerver un guide historique quand vous lui faites remarquer qu’il s’est trompé sur ses chiffres. Mais merde. Faut être précis dans la vie.
Cette semaine, lors d’une promenade en famille sur Paris, nous sommes passés devant une des plus vieilles statues et une des boutiques les plus anciennes de la capitale. Et ça tombait bien, je venais de lire deux articles, un sur chaque, la veille. Un pur hasard, que je me suis empressé de partager avec ma douce progéniture et ma chère, tendre et aimante épouse. Parce que le savoir, bordel, ça se partage. Ça se transmet.
Sauf que la progéniture n’en avait rien, mais alors rien à foutre. Parce que c’est quand même plus passionnant de regarder deux mongoliens poster une vidéo de leur défi « je fais un gâteau avec du dentifrice et je le mange en entier ». J’ai même la cadette qui a osé un « ouais, ouais, c’est bien, mais sinon, je me demandais, si jamais je fais des Tik-Tok, tu voudras bien en faire avec moi ? Y’a souvent des pères relous et ridicules qui en font avec leurs enfants, je m’suis dit que ça t’irait bien ».
J’ai ravalé mon savoir, ai fermé ma gueule et ai continué mon chemin. Ce n’est que 5 minutes et 3 rues plus loin que ma chère, tendre et aimante épouse m’a lancé un « Au fait, tu disais quoi ? », ce qui a rajouté à mon désespoir existentiel et à ma solitude intellectuelle.
Deuxième anecdote d’épuisement psychologique.
Ma femme et moi sommes allés à une petite manifestation fermière locale, où l’on pouvait manger et boire quelques succulentes spécialités achetées directement auprès de l’éleveur, le cultivateur, le brasseur ou le cuisinier.
Une manifestation très sympathique à laquelle nous allons chaque année. Nous y avons nos petites habitudes. Et se taper un burger avec la viande hachée sur place par l’éleveur en personne, je vous jure que ça déchire sa grand-mère en petite culotte.
Sur place, il y a quelques tables pour s’asseoir et déguster les spécialités. Elles sont souvent prises d’assaut. Coup de bol, nous avons avisé deux places libres, sur une grande tablée. Et alors que nous allions demander aux voisins si nous pouvions nous asseoir…
« Elles sont réservées ! » s’est empressé de gueuler un vieux qui ne mangeait pas, avait collé ses sacs dégueulasses sur les chaises et attendait manifestement sa vieille partie chercher de quoi se sustenter. Une bonne grande tradition française, ça, de réserver des places comme un gros con. Une tradition que l’on voit d’ailleurs souvent dans les clubs de vacances où les plus connards des se lèvent aux aurores pour aller poser leurs serviettes sur les chaises longues près de la piscine, même les jours où ils se cassent en visite.
Devant l’air malaimable et agressif du bonhomme, ma chère, tendre et aimante épouse s’est empressée de me lancer un « sois gentil, ne t’énerve pas ». Elle a toujours peur pour mon hypertension. Ou alors peur pour les autres, je ne sais pas. Mais bon, ça tombe bien, j’étais dans un bon jour, tranquille, peinard, détendu du gland. J’ai donc chaussé mon plus beau sourire et ai lancé tout guilleret, sans animosité aucune, un « oh ben non, ça ne se fait pas de réserver des places ! C’est pas gentil ! ». Rien de plus. Pas même un doigt d’honneur ni mimé une décapitation avec le pouce. J’avais les mains prises avec ma bière et mon burger. C’était juste histoire de faire une petite réflexion sans animosité aucune, avant de partir ailleurs chercher un autre endroit où s’asseoir. Ni volonté de confrontation. Gentil, quoi. J’avais même mon t-shirt poney arc-en-ciel, c’est dire.
Sauf que…
Le papy a alors commencé à s’énerver et à m’insulter. Et toute sa famille, posée deux tables plus loin, s’y est mis aussi. Hallucinant.
Alors que je vous jure sur la tête de mon hamster que j’avais été gentil tout plein, même dans l’intonation de ma voix.
Putain, ça paie pas de se comporter de manière civilisée. Y’a trop de culs-terreux et de fils de pute autour pour garder un semblant d’éducation. J’ai serré des dents. Je n’ai rien dit pendant que la tripotée de mongoliens s’énervait toute seule et montait dans les tours.
Les gens autour de nous étaient scotchés par cette agressivité ahurissante.
Devant mon air étonné, ma chère, tendre et aimante épouse m’a finalement lancé un « bah, vas-y, fais-toi plaisir ».
Merci. J’avais l’autorisation ultime.
Bon. Comme il y avait des enfants en bas âge, je ne pouvais quand même pas mettre la tête du vieux dans le hachoir et terminer le reste de sa famille (deux fils d’une trentaine d’années, leurs femmes et leurs enfants) à la feuille de boucher. Ça fait désordre. Même si j’sais découper la viande, j’ai vu des reportages sur la formation et le métier de boucher.
Finalement, je me suis contenté d’approcher ma tête à 30 cm du vieux et de répéter de manière froide, glaciale : « On. Ne. Réserve. Pas. Ses. Places. » en détachant bien chaque mot. Les dents serrées et les babines retroussées, en un mélange de psychopathe et de créature sanguinaire capable d’arracher une carotide avec les dents sans renverser une goutte de sa bière.
Le papy a tenté de me défier du regard.
Deux secondes.
Puis il a laissé sa place en maugréant. Mais quand même rapidement. Très rapidement. A tel point qu’il a failli se foutre par terre. J’ai bien entendu fuser quelques noms d’oiseaux à la table de sa famille, mais rien de direct qui nécessitait une intervention verbale et encore moins physique.
Y’a des jours où faut pas me faire chier.
Et y’a des jours tous les jours.
(L'illustration dessinée est tirée de l'excellente BD d'Eric Herenguel, Krän, parue aux éditions Vents d'Ouest. Achetez-la, elle est chouette.)
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